Reconvertir les friches, vite !
Les friches constituent un gisement foncier de plus en plus stratégique, tant pour des raisons de sobriété que de transition écologique. Pour accélérer leur reconversion, le LIFTI vient de publier un guide pratique à l’intention des porteurs de projet et des propriétaires, et de tous les acteurs de la filière foncier-aménagement-immobilier.
Laurent Galdemas est le président d’EODD Ingénieurs conseils, ainsi que du Syndicat national des bureaux d’études environnement énergie (SN2E). Au sein du LIFTI (Laboratoire d’initiatives foncières et territoriales innovantes), il s’investit dans l’animation du comité pour l’économie circulaire du foncier. Il a piloté la réalisation du Guide pratique de la reconversion des friches.
Pourquoi ce guide et comment a-t-il été élaboré ?
Ce guide a été élaboré par le LIFTI, le fonds de dotation dédié à la question foncière, auquel EODD et d’autres entreprises telles qu’Adequation participent activement. À travers les contributions de membres actifs de LIFTI, acteurs publics et privés, ce guide propose une approche transversale de la question foncière, sous les angles stratégique et opérationnel.
Le foncier est la matière première de l’aménagement de nos territoires, et cette ressource finie est, par essence, épuisable. S’impose donc l’exigence de sobriété foncière car, même si la France peut sembler «riche » en la matière, avec 10 % environ de l’espace métropolitain artificialisé, il faut préserver les espaces agricoles pour l’autosuffisance alimentaire et les espaces naturels pour protéger la biodiversité. Il n’est pas le seul, mais le modèle d’aménagement choisi pour spatialiser nos usages conditionne directement, et à long terme, notre capacité à lutter contre le réchauffement climatique.
Comment réinvestir ces friches pour limiter l’étalement urbain ? Certes, on ne va pas satisfaire tous nos besoins de foncier à partir des seules friches. Mais c’est quand même un levier considérable, dans lequel on peut trouver beaucoup de réponses. C’est ce qui a conduit le LIFTI à se saisir de ce projet de guide. Une douzaine d’experts ont croisé leurs visions, débattu et échangé dans l’intention de faire un guide qui soit différent de ceux qui existent déjà, en étant résolument transversal et pluridisciplinaire.
Qu’est-ce au juste qu’une friche ?
Dès 2019, LIFTI a proposé une définition juridique de la friche, reprise en partie par la loi Climat et résilience et inscrite dans le Code de l’urbanisme : « On entend par « friche » tout bien ou droit immobilier, bâti ou non bâti, inutilisé et dont l’état, la configuration ou l’occupation totale ou partielle ne permet pas un réemploi sans un aménagement ou des travaux préalables. »
Cela va donc de la petite station essence abandonnée en zone rurale à de grands sites industriels historiques au cœur d’une enveloppe urbaine, en passant par les friches ferroviaires, militaires, hospitalières, commerciales, etc. qui tombent en désuétude et nécessitent une intervention, mais cela comprend aussi tous les délaissés urbains qui vont permettre de faire un petit espace vert qui améliore la qualité de vie au sein du quartier.
Friche Legre-Mante, Marseille (13) – Crédit photo : Kern + associés / Ginkgo / Constructa
Apparemment, il y a encore du chemin à parcourir entre la définition et le recensement : quelles sont les sources d’information existantes sur ce gisement stratégique ?
Il y a quatre ans, le LIFTI a soulevé cette question. Plusieurs organismes, des EPF comme celui de Lorraine par exemple, avaient commencé à faire des inventaires pour répondre à leurs propres besoins, mais pas dans une logique de consolidation au plan national. LIFTI a donc eu l’idée de commencer par « l’inventaire des inventaires ». Et nous avons constaté que le territoire n’était que partiellement couvert, par des inventaires dont les référentiels de qualification n’étaient pas harmonisés, donc non consolidables. Le Gouvernement a donc choisi de confier au CEREMA la réalisation d’un outil national qui consolide l’ensemble de ces inventaires et les complète petit à petit. Il s’appelle Cartofriches, il est consultable en ligne. C’est un chantier énorme !
Pourquoi énorme ?
La difficulté va être de mobiliser les fournisseurs de données fiables, quantitatives et qualitatives, depuis l’identité du propriétaire, le parcellaire et la surface jusqu’à des informations plus complexes à synthétiser telles que l’état de pollution des milieux, la richesse écologique et plus globalement le potentiel de mutabilité. L’enjeu est de disposer d’un inventaire homogène à l’échelle de la France qui permette de quantifier et de qualifier le gisement de friches.
C’est d’autant plus difficile que les friches constituent un gisement dynamique : jour après jour, certaines sont reconverties, d’autres apparaissent. Quelle sera la fraîcheur et la réelle fiabilité des données pour un porteur de projet ? sachant en outre que les objectifs ZAN de la loi Climat et résilience génèrent une compétition forte dans l’acquisition de fonciers, avec une accélération des transactions.
De mon point de vue, c’est un projet nécessaire qui sert à fournir des statistiques au plan local et national, et non pas un catalogue de friches à reconvertir pour les porteurs de projets. La vitesse du marché pour les fonciers en friches ne permet pas de fiabiliser les données collectées pour cet outil.
Vous souhaitez télécharger le guide pratique de la reconversion des friches ?
Le guide insiste sur la nécessité d’inscrire la reconversion des friches dans des stratégies foncières…
La grande question à laquelle répond l’aménagement du territoire est de savoir où l’on va localiser les différents usages dont le territoire a besoin : l’activité, le logement, les infrastructures de transports des hommes et des marchandises, mais aussi les espaces naturels et leur interconnexion pour préserver la biodiversité, les espaces agricoles… Cela est fait avec une anticipation d’une dizaine d’années dans les outils de planification à différentes échelles que sont le SRADDET, les SCOT, les PLU et PLUi. Pour les communes ou les EPCI qui délivrent les permis de construire et d’aménager, ou qui exercent leur droit de préemption, cette planification stratégique est indispensable pour prendre leurs décisions relatives au foncier. Et les opérateurs privés vont en retour développer des stratégies d’acquisition et de développement de projets qui seront déjà conformes à la vision qu’ont les élus sur le territoire.
En quoi est-ce particulièrement important dans le cas des friches ?
Une friche est un foncier, bâti ou non, qui ne se prête pas à tous les usages, en raison par exemple de la vétusté du bâti, de la pollution du sol et des eaux souterraines liée aux usages précédents, ou tout simplement de son emplacement. Il est donc important d’avoir évalué son potentiel de mutation pour vérifier s’il est compatible avec les usages prévus par la stratégie d’aménagement du territoire. À défaut, au moment où la collectivité locale doit décider ou non de préempter dans les délais prévus par la loi, elle peut se fourvoyer et faire un très mauvais investissement, même à l’euro symbolique. D’une manière générale, avec les friches, les projets sont plus complexes et prennent plus de temps, en particulier en secteur dit « détendu », où le modèle économique de la reconversion reste difficile à trouver.
Quelle que soit la taille de la friche, la collectivité devrait effectuer un diagnostic à 360° : de quoi s’agit-il ?
Le guide présente une démarche méthodologique pour effectuer le diagnostic pluridisciplinaire du potentiel de reconversion d’une friche. ll s’agit d’étudier très rapidement 10 facteurs clés, relevant du sol et du sous-sol, de la biodiversité, du bâtiment et des réseaux, de la situation juridique, de l’environnement socio-économique et partenarial, et des besoins du territoire.
Les 10 fondamentaux du potentiel de reconversion d’une friche – EODD ingénieurs conseils – 2019
Avec cette démarche mobilisant plusieurs expertises complémentaires, plusieurs scénarii se dégagent, parfois sous la forme d’un préprogrammation, en confrontant le potentiel de mutation de la friche aux besoins du territoire. L’objectif est de synthétiser une vision globale « à dire d’expert », compréhensible par des non spécialistes, pas forcément aboutie mais permettant d’apprécier les freins et les opportunités qui caractérisent la friche. Je dis « pas forcément aboutie » parce que ce type de mission nécessite de savoir travailler avec les seules données existantes et informations fournies par les acteurs du territoire. Les études complémentaires viendront après cette première analyse globale ; les moyens financiers et le temps qu’elles nécessitent doivent être mobilisés une fois l’opportunité validée. Pour prendre un exemple caricatural, on ne va pas dépenser cinq cent mille euros d’études préalables sur une friche avant d’avoir vérifié s’il n’y a pas d’autres obstacles majeurs à la reconversion du site. Un blocage juridique lié au défaut de cessation d’activité du dernier exploitant industriel, par exemple, ou encore un potentiel de marché insuffisant, s’il s’agit de construire des logements ou une zone d’activités.
C’est donc une première étude rapide à dire d’expert ?
Oui, c’est une étude d’opportunité, à la fois pluridisciplinaire et très rapide puisqu’on se donne huit semaines pour rendre un rapport complet.
L’idée, c’est de fermer les portes sur des scénarii de reconversion irréalistes. Les scenarii qui restent ouverts constituent des opportunités à valider, sur lesquelles le maître d’ouvrage va pouvoir concentrer ses moyens en précisant les attendus des études complémentaires. Cela permet aussi de fournir des éléments de décision éclairants aux acheteurs – collectivités ou porteurs de projets privés – fréquemment sous pression du vendeur, le marché étant particulièrement dynamique en ce moment.
La pression foncière autour de la friche va déterminer le modèle économique de sa reconversion. Comment fait-on en secteur détendu ?
Le modèle économique est compliqué à trouver en zone détendue. Il faut commencer par se poser la question des besoins et de la dynamique des marchés. Si un besoin de logements existe par exemple, le prix de vente en secteur détendu peut être entre 500 € et 1.000 € par m 2 , à comparer à 5.000 € voir plus dans des zones urbaines à forte densité. Or les prix de désamiantage-déconstruction-dépollution des friches sont à peu près les mêmes partout pour une même surface bâtie, un même niveau de pollution. Donc, pour les mêmes droits à construire, les recettes seront cinq à dix fois inférieures pour payer la même charge de travaux. On peut aller chercher des subventions publiques, mais elles ne couvriront jamais la totalité d’un tel déficit. L’effet de levier intervient lorsque le déficit est beaucoup plus raisonnable : la subvention publique va rendre l’opération possible en générant de l’investissement privé pour « boucler » le budget de l’opération. On est souvent dans un rapport de un à quatre : un euro d’argent public entraîne 3 à 5 euros d’investissement privé. On comprend que la négociation sur les droits à construire et le montage financier de ce type d’opération soit un processus itératif, parce la programmation va se préciser et s’ajuster petit à petit, jusqu’à arriver à un bilan économique qui « tourne ».
Et ça peut être long…
Oui, d’autant plus que, pendant ce temps-là, beaucoup de choses peuvent changer. L’équipe municipale, par exemple. Si les nouveaux élus ont une vision politique différente des précédents, il faudra remettre le projet à plat et repartir dans un cycle d’itérations. Mais cela peut aussi être les conditions de marché, l’inflation sur les coûts, la conjoncture économique générale… Le temps est l’ennemi du projet de construction, c’est encore plus vrai pour un projet de reconversion de friche. Plus on attend, plus on fait d’itérations, plus les conditions changent. Donc il faut être assez rapide, mais pas trop non plus car il faut prendre de temps de sécuriser les zones de risques.
Comment fait-on ça ?
Un des retours d’expérience que l’on trouve dans le guide, c’est d’être méthodique et de fonctionner par cliquet. Progresser en marquant des étapes dont les conclusions sont suffisamment sûres et complètes pour que l’on n’ait pas à faire marche arrière. Toute rupture, toute marche arrière coûte énormément d’argent, étant donné les ressources et l’engagement mobilisés. La durée d’un projet est déjà entre cinq et dix ans en moyenne, mais il peut durer trente ans si on n’y prend pas garde !
Friche de la filature Oudin, La-Ferté-sur-Chiers (08) – Quand la nature reprend ses droits – Crédit photo : EODD ingénieurs conseils
Le guide fait l’inventaire des coûts et des sources de financement. Il dit aussi qu’il ne faut pas s’enfermer dans une approche bilancielle des opérations…
Il faut raisonner comme on le fait dans les opérations d’aménagement, où chaque usage a une influence autour de lui. La reconversion de la friche et le changement d’usage du site sont pensés en cohérence avec son environnement actuel ou futur. Elle va généralement donner de la valeur à l’immobilier alentour, surtout si elle permet d’accueillir des services, une école ou un espace vert ombragé. En milieu rural, sa vocation pourrait être de compléter l’offre d’activités en lien avec le tourisme. Nous l’avons constaté dans les Vosges et en Alsace par
exemple. Donc, en plus de l’effet de levier financier déjà évoqué, les subventions de l’État et des régions en faveur de la reconversion des friches permettent de soutenir les territoires, pour améliorer la qualité de vie et leur attractivité, sans artificialisation des sols.
Autre conseil très opérationnel : dans les secteurs détendus, la recherche de partenaires et de soutiens est indispensable. La commune ou l’EPCI qui porte le projet, qui a peu de moyens, doit constituer un écosystème de partenaires pour l’aider, comportant a minima la région et l’État, voir le département et les agences de l’eau.
Vous souhaitiez terminer cet entretien sur la notion d’intérêt général…
Oui car l’intention du LIFTI, avec la publication de ce guide, est bien d’accélérer la reconversion des friches dans l’intérêt général de la société, de l’environnement et des territoires. Au LIFTI, nous croyons beaucoup au débat, à l’écoute, à la critique constructive et à l’intelligence collective. Je lance donc un appel à toutes les organisations et personnes intéressées par notre réflexion transversale sur la question foncière, stratégique et opérationnelle et surtout pluridisciplinaire, à nous rejoindre. Elles peuvent aussi tout simplement nous faire part de compléments, voire d’objections, car ce guide sera actualisé d’ici un an ou deux, pour tenir compte des évolutions rapides dans l’écosystème des friches.
Propos recueillis par Jeanne Bazard
Crédit photo en têtière : EODD